L'Affaire des vedettes de Cherbourg est un évenement qui a défrayé les médias et ébranlé le gouvernement français. Le 25 décembre 1969, la nuit du réveillon de Noel vers 2h30 du matin, cent cinquante marins israéliens s'emparent de cinq navires pratiquement terminées, à quai dans les chantiers de construction de Cherbourg, appareillent et quittent la rade, alors qu'une tempête fait rage au large, et pratiquement sans être détectées. Dans la journée, les autorités portuaires ne s'aperçoivent même pas de leur disparition. C'est l'opération Noah ("Noé"), planifiée par le Mossad et la marine israélienne, et exécutée par le capitaine Adar Kimche.
Cette action est la conséquence de l'embargo sur les armes décrété par le président Charles de Gaulle en 1968, et maintenu par son successeur, Georges Pompidou. Deux jours plus tard, alors que les cinq navires ont pénétré en Méditerranée et dépassé le Détroit de Gibraltar, le scandale éclate dans la presse internationale, et le soir de la Saint-Sylvestre, les vedettes et les marins israéliens sont accueillis triomphalement dans le port d'Haifa. Le gouvernement et le Ministère français de la Défense sont humiliés, ce qui entraine toute une cascade de démissions et de limogeages. Et ce n'est pas tout: Israel, échaudée par le revirement de de Gaulle puis de Pompidou, se tourne maintenant vers les Etats-Unis pour ses livraisons d'armes et de technologies. Pour l'Etat français, c'est un double pied de nez. Pour les Constructions Mécaniques de Normandie (CMN) de Cherbourg et son président Félix Amiot, qui a négocié en secret avec Israel la livraison du reste de cette commande, déjà payée en partie et qui portait sur un total de douze exemplaires, c'est un beau cadeau de Noel: 10 millions de dollars au cours de 1969, soit 65 millions en 2015.
Contexte politique de l'opération Noah.
Pour comprendre cette action, il faut se replacer dans le contexte politique de cette époque. Après la Guerre des Six Jours, pour ne pas froisser ses nouveaux "amis" [cad clients] arabes (Libye, Egypte, Syrie, Liban et Irak), les relations entre la France et Israel se dégradent fortement. Le président Charles de Gaulle doit choisir entre continuer son soutien à Israel, ou se tourner vers les pays arabes du Moyen-Orient. Il décide finalement de soutenir et d'armer les seconds, et décrète, après un raid mené à la fin de l'année 1968 par les forces de défense d'Israel contre l'Aéroport de Beyrouth, un embargo total sur les livraisons d'armes à l'Etat hébreu. Dès lors, mis au pied du mur, les Israéliens n'ont d'autre choix que de se tourner vers les Etats-Unis, en 1971.
Photo ci-dessous: Boeing B707 d'El Al, similaire à ceux visés par les attaques palestiniennes de 1968.
Raid israélien contre l'aéroport international de Beyrouth (1968).
Le 26 décembre 1968, sur l'aéroport grec d'Athènes, deux activistes du Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP-OS), un mouvement terroriste d'extrême-gauche, arrosent à l'arme automatique et jettent des grenades sur le Boeing B707 du vol El Al 253 sur le tarmac, alors que celui-ci embarque ses passagers à destination de Tel-Aviv. Un passager israélien de 50 ans est tué par une rafale, et une cinquantaine d'autres blessés plus ou moins grièvement. Cette attaque survient cinq mois après un détournement d'un autre B707 d'El Al assurant la liaison Rome-Tel-Aviv, vers Alger et toujours mené par le FPLP-OS.
Israel décide de riposter à ces attaques et attentats, et met sur pied une opération visant la capitale libanaise, d'où sont partis les terroristes palestiniens dans les deux cas. Le 28 décembre, Tsahal déclenche l'opération Cadeau. Une équipe de parachutistes des forces spéciales mène un raid de commandos héliportés sur l'Aéroport International Raffic Ariri de Beyrouth, où le FPLP a installé son QG et plusieurs camps d'entrainement dans le voisinage. Les commandos israéliens détruisent au sol, sans faire une seule victime civile, une douzaine d'avions commerciaux appartenant à la compagnie libanaise Middle East Airlines (MEA), puis repartent par hélicoptères.
Une partie des actifs (30%) et du chiffre d'affaire de MEA étant détenus par Air France, Charles de Gaulle est furieux et considère cette action comme inqualifiable. Les relations entre la France et Israel, qui tournait déjà au vinaigre depuis la fin de la Guerre des Six Jours, se dégradent encore un peu plus. A l'embargo partiel ou sélectif qui existe déjà depuis la fin du conflit israélo-arabe de juin 1967, le président français décide de durcir encore plus le ton et d'imposer un embargo *total* des armes contre Israel. Cette fois, tous les contrats d'armement en cours sont dénoncés et stoppés. Ce revirement à 180° est sans doute motivé en partie par le fait que la France, en septembre 1969, s'apprête (discrètement) à signer un important et juteux contrat de livraison d'armement, portant sur 110 chasseurs-bombardiers Mirage 5 et Mirage III, 15 hélicoptères Aérospatiale Gazelle et 3 hélicoptères Super Frelon, au nouvel homme fort et au "Gardien de la Révolution Libyenne", le colonel Muammar Al-Kadafi, qu'il ne faut surtout pas mécontenter!
Déclenchement de l'opération Noah.
1° Préparatifs.
Pour la marine israélienne, qui à ce moment remplace ses vieux navires datant de la Seconde Guerre mondiale, l'embargo français ne pouvait plus mal tomber. Un de ces contrats de livraison, en particulier, signé en 1963, est particulièrement "sensible". C'est la livraison de douze vedettes lance-missiles de classe Sa'ar 3, construites par les CMN de Cherbourg, société dirigée par Félix Amiot, un ancien constructeur aéronautique des années trentes. Israel a déjà payé une partie (4 millions de dollars) de cette livraison en accompte, et demande que la France honore ses engagements. Lorsque de Gaulle s'apprête à déclarer l'embargo total contre Israel, cinq de ces frégates ont déjà été livrées, deux sont en cours d'essais en mer et d'homologation, et les cinq derniers encore en construction dans les docks.
Photos ci-dessous: 1° Vedettes lance-missile "Star Boat" de classe Sa'ar 3 rangées sur le Quai de Normandie à Cherbourg-Octeville en septembre 1969. L'armement et les systèmes radios ne sont pas encore installés. 2° Vedette Sa'ar 3 en service au cours des années septantes dans la Marine israélienne.
Les vedettes rapides Sa'ar 3, surnommées "Starboats" par les employés et ouvriers des CMN, jaugent 220 tonnes à vide, et 250 tonnes à pleine charge avec armement complet. Elles mesurent 45 mètres de long et 7.65 mètres de large. Elles sont équipées chacune de 4 moteurs diesel fabriqués en Allemagne de l'Ouest, développant une puissance totale de 12,800 chevaux (9,500 kWatts), ce qui leur assure une vitesse de pointe de 40 noeuds (74 mk/h). D'un système radar Thompson-CSF et de quatre ou six tubes lance-missiles, recevant soit quatre missiles anti-navires américains SGM-84 Harpoon, soit six missiles anti-navires Gabriel II, de fabrication locale israélienne.
Avant même que l'embargo total français ne devienne officiel, les services secrets israéliens prennent connaissance des intentions de Charles de Gaulle. Sans perdre un seul instant, le Chef d'Etat-Major de la marine israélienne ordonne aux équipages israéliens des deux navires en cours d'essai d'appareiller immédiatement de Cherbourg. Arpès avoir obtenu l'autorisation de départ, ces deux navires appareillent donc en toute légalité de l'Arsenal Naval. Lorsqu'il apprend cela, le tout nouveau président de la République en fonction depuis le 20 juin 1969, Georges Pompidou, est furieux et décide de déplacer les cinq vedettes restantes de l'Arsenal Naval, en zone militaire, vers un endroit moins facile d'accès et plus long pour sortir de la rade, au lieu dit "la Darce Transatlantique" sur le Quai de Normandie (Cherbourg-Octeville), un endroit situé dans la zone marchande du port, juste en face de l'immeuble QG des CMN et des fenêtres de bureau de Félix Amiot, au dernier étage. Ce choix, nous le verrons plus tard, sera lourd de conséquences.
La livraison des ces cinq navires étant bloquée, l'Etat hébreu élabore plusieurs scénarios visant à contourner cela. En premier lieu, pour ne pas alerter les autorités françaises, le Représentant de la Marine israélienne à Paris et Chargé des Achats militaires d'Israel, le contre-amiral Mordechai "Mokka" Limon, imagine un plan complexe et ingénieux. Les israéliens font semblant de se désinteresser du sort des vedettes, et créent le 15 octobre 1969 une société fictive panaméenne, une simple boite postale, à Oslo en Norvège, la "Starboat Oil And Shipping" dirigés par Ole Martin Siem, pour tenter d'acheter les navires. C'est Louis Bonté, Directeur des Affaires Internationales à la Délégation Militaire pour l'Armement, qui se charge de la vente. Selon la version officielle, ces navires seraient destinés à ravitailler les plates formes de forage norvégiennes en Mer du Nord. En réalité, Siem est un agent du Mossad et son intention est de remettre les cinq vedettes à Israel dès leur réception. La supercherie de Limon est un franc succès: le gouvernement français, séduit par l'appât du gain, tombe dans le panneau...
En parallèle à cette opération d'intox, Israel assure l'arrivée discrète de 150 "touristes", en fait des marins de la Marine militaire israélienne, à Cherbourg, soit une trentaine d'homme pour chaque navire, et de leurs accueil dans divers hotels de la ville. Fin décembre 1969, les cinq frégates israéliennes, pratiquement construites et terminées, sont rangées bord à bord le long d'un quai, à l'endroit prévu juste devant les fenêtres de bureau d'Amiot, il ne manque plus que l'armement et les systèmes radios et radar Thompson-CSF. Le secret sera gardé pendant plus de quarante ans, mais on sait aujourd'hui qu'Amiot traite et négocie en secret avec Israel pour livrer ces navires. Pour ravitailler en carburant et en vivres les cinq navires sans éveiller de soupçons, les marins achètent dans de nombreux magazins toujours en petite quantité. Le 24 décembre en soirée, les vedettes sont en ordre d'appareiller et ravitaillées pleinement. Sur place, Limon dirige en personne l'opération.
2° Exécution (25-31 décembre 1969).
Dans la soirée du 24 décembre 1969, inquiet de l'état des conditions météo et de la tempête qui fait rage au large de Cherbourg, Limon pense cependant qu'une telle occasion ne se représentera pas. Il donne ses dernières instructions aux équipages israéliens, dirigée par le capitaine Adar Kimche. Ainsi débute la phase d'exécution de l'opération Noah ("Noé" en français). A 2h30 du matin le 25 décembre, Kimche donne l'ordre final de départ, et les cinq vedettes mettent discrètement leur moteur en route, quittant le quai l'une après l'autre. Felix Amiot observe l'appareillage aux jumelles depuis la baie vitrée de son bureau. Alain Corbinel, son bras droit qui a supervisé le chantier et la construction des vedettes, et Mordechai Limon sont sur le quai et assistent également aux manoeuvres. Lorsque les vedettes ont toutes appareillées et s'être assuré pendant une demi-heure qu'aucune ne revienne, les deux personnes regagnent l'Hotel Atlantique, et l'Israélien tend le chèque du montant du contrat (moins l'acompte) au Français: 10 millions de dollars, avant de rentrer à son ambassade à Paris pour faire son rapport.
Carte ci-dessous: 1° Les vedettes rangées bord à bord (2+3) à Cherbourg en décembre 1969. 2° Départ de Cherbourg dans la nuit du 25 décembre.
Le 25 décembre, c'est le Jour de Noel et la plupart des employés et ouvriers des chantiers sont absents. En fait, le départ des navires a été si discrèt que pendant la journée, personne ne s'aperçoit de leur absence. Ce n'est que deux jours plus tard, alors qu'ils ont dépassé le Détroit de Gibraltar et sont entrés en Méditerranée, que la presse locale lance le pavé dans la marre. Dès lors, les médias français puis internationaux vont se déchainer. Le voyage des cinq navires s'effectue sans problème et dans la nuit du 31 décembre vers 23h, ils sont accueillis triomphalement à Haifa.
Carte ci-dessous: trajet suivi par les cinq vedettes israéliennes (25-31 décembre 1969).
3° Répercussions et conséquences.
Le 27 décembre 1969, lorsque le Président de la République française prend connaissance de l'Affaire à la Une de tous les médias français et internationaux, il entre dans une fureur noire. Le gouvernment français est profondément humilié et désappointé. Les réactions du gouvernement ne tardent pas à se fair sentir, et les sanctions tombent: Louis Bonté et le Secrétaire Général de la Défense Nationale, le général Bernard Cazelles, sont limogés. Et tous les Ministres, en particulier Maurice Schumann aux Affaires Etrangères, sont ébranlés. Le "fabuleux" contrat d'armement de la Libye se concrétise. Paradoxalement, la publicité faite autour de l'affaire et son retentissement médiatique favorise énormément les CMN et la Ville de Cherbourg, la société est dopée et ses carnets de commande ne désempliront pas dans les années suivantes.
Le Ministre français de la Défense, Michel Debré, furieux, ordonne que les vedettes israéliennes soient bombardées et coulées, mais le Chef d'Etat-Major de l'Armée de l'Air refuse d'obéir à cet ordre. Ce dernier est limogé. Le Premier Ministre Jacques Chaban-Delmas annule ensuite l'ordre de Débré, pour ne pas jeter de l'huile sur le feu et franchir un pas supplémentaire dans l'escalade entre les deux pays. De son côté, Limon est considéré comme un héros par son pays, est décoré et promu vice-amiral. Il devient après cette affaire le Chef d'Etat-major de la marine israélienne. L'Etat hébreu, après le lâchage de la France, se tourne désormais irrévocablement vers les Etats-Unis pour ses fournitures d'armes et de technologie. Mordechai Limon, qui arrive de toute manière en fin de carrière, est expulsé du territoire français. Au début des années septantes, l'aviation israélienne commence à réceptionner ses premiers A-4 Skyhawk et F-4 Phantom II, pour remplacer ses Dassault Mirage, Mystère et Ouragan.
Photo ci-dessous: conséquences de l'embargo français sur les armes, Israel se tourne irrévocablement vers les Etats-Unis. L'aviation israélienne (Hel'A'Avir) reçoit ses premiers chasseurs McDonnell Douglas F-4E Phantom II en 1971. Ceux-ci s'illustreront par la suite lors de la Guerre du Yom-Kippour.
Vidéo ci-dessous: Documentaire réalisé par France-3 en 2012: "Etranges Affaires: les Vedettes de Cherbourg".
Article modifié le 4 octobre 2019.
Sources principales:
• Cherbourg Project (Wikipedia.org)
• Israel Military Intelligence: the Boats of Cherbourg (Jewish Virtual Library)
Cette action est la conséquence de l'embargo sur les armes décrété par le président Charles de Gaulle en 1968, et maintenu par son successeur, Georges Pompidou. Deux jours plus tard, alors que les cinq navires ont pénétré en Méditerranée et dépassé le Détroit de Gibraltar, le scandale éclate dans la presse internationale, et le soir de la Saint-Sylvestre, les vedettes et les marins israéliens sont accueillis triomphalement dans le port d'Haifa. Le gouvernement et le Ministère français de la Défense sont humiliés, ce qui entraine toute une cascade de démissions et de limogeages. Et ce n'est pas tout: Israel, échaudée par le revirement de de Gaulle puis de Pompidou, se tourne maintenant vers les Etats-Unis pour ses livraisons d'armes et de technologies. Pour l'Etat français, c'est un double pied de nez. Pour les Constructions Mécaniques de Normandie (CMN) de Cherbourg et son président Félix Amiot, qui a négocié en secret avec Israel la livraison du reste de cette commande, déjà payée en partie et qui portait sur un total de douze exemplaires, c'est un beau cadeau de Noel: 10 millions de dollars au cours de 1969, soit 65 millions en 2015.
Contexte politique de l'opération Noah.
Pour comprendre cette action, il faut se replacer dans le contexte politique de cette époque. Après la Guerre des Six Jours, pour ne pas froisser ses nouveaux "amis" [cad clients] arabes (Libye, Egypte, Syrie, Liban et Irak), les relations entre la France et Israel se dégradent fortement. Le président Charles de Gaulle doit choisir entre continuer son soutien à Israel, ou se tourner vers les pays arabes du Moyen-Orient. Il décide finalement de soutenir et d'armer les seconds, et décrète, après un raid mené à la fin de l'année 1968 par les forces de défense d'Israel contre l'Aéroport de Beyrouth, un embargo total sur les livraisons d'armes à l'Etat hébreu. Dès lors, mis au pied du mur, les Israéliens n'ont d'autre choix que de se tourner vers les Etats-Unis, en 1971.
Photo ci-dessous: Boeing B707 d'El Al, similaire à ceux visés par les attaques palestiniennes de 1968.
Raid israélien contre l'aéroport international de Beyrouth (1968).
Le 26 décembre 1968, sur l'aéroport grec d'Athènes, deux activistes du Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP-OS), un mouvement terroriste d'extrême-gauche, arrosent à l'arme automatique et jettent des grenades sur le Boeing B707 du vol El Al 253 sur le tarmac, alors que celui-ci embarque ses passagers à destination de Tel-Aviv. Un passager israélien de 50 ans est tué par une rafale, et une cinquantaine d'autres blessés plus ou moins grièvement. Cette attaque survient cinq mois après un détournement d'un autre B707 d'El Al assurant la liaison Rome-Tel-Aviv, vers Alger et toujours mené par le FPLP-OS.
Israel décide de riposter à ces attaques et attentats, et met sur pied une opération visant la capitale libanaise, d'où sont partis les terroristes palestiniens dans les deux cas. Le 28 décembre, Tsahal déclenche l'opération Cadeau. Une équipe de parachutistes des forces spéciales mène un raid de commandos héliportés sur l'Aéroport International Raffic Ariri de Beyrouth, où le FPLP a installé son QG et plusieurs camps d'entrainement dans le voisinage. Les commandos israéliens détruisent au sol, sans faire une seule victime civile, une douzaine d'avions commerciaux appartenant à la compagnie libanaise Middle East Airlines (MEA), puis repartent par hélicoptères.
Une partie des actifs (30%) et du chiffre d'affaire de MEA étant détenus par Air France, Charles de Gaulle est furieux et considère cette action comme inqualifiable. Les relations entre la France et Israel, qui tournait déjà au vinaigre depuis la fin de la Guerre des Six Jours, se dégradent encore un peu plus. A l'embargo partiel ou sélectif qui existe déjà depuis la fin du conflit israélo-arabe de juin 1967, le président français décide de durcir encore plus le ton et d'imposer un embargo *total* des armes contre Israel. Cette fois, tous les contrats d'armement en cours sont dénoncés et stoppés. Ce revirement à 180° est sans doute motivé en partie par le fait que la France, en septembre 1969, s'apprête (discrètement) à signer un important et juteux contrat de livraison d'armement, portant sur 110 chasseurs-bombardiers Mirage 5 et Mirage III, 15 hélicoptères Aérospatiale Gazelle et 3 hélicoptères Super Frelon, au nouvel homme fort et au "Gardien de la Révolution Libyenne", le colonel Muammar Al-Kadafi, qu'il ne faut surtout pas mécontenter!
Déclenchement de l'opération Noah.
1° Préparatifs.
Pour la marine israélienne, qui à ce moment remplace ses vieux navires datant de la Seconde Guerre mondiale, l'embargo français ne pouvait plus mal tomber. Un de ces contrats de livraison, en particulier, signé en 1963, est particulièrement "sensible". C'est la livraison de douze vedettes lance-missiles de classe Sa'ar 3, construites par les CMN de Cherbourg, société dirigée par Félix Amiot, un ancien constructeur aéronautique des années trentes. Israel a déjà payé une partie (4 millions de dollars) de cette livraison en accompte, et demande que la France honore ses engagements. Lorsque de Gaulle s'apprête à déclarer l'embargo total contre Israel, cinq de ces frégates ont déjà été livrées, deux sont en cours d'essais en mer et d'homologation, et les cinq derniers encore en construction dans les docks.
Photos ci-dessous: 1° Vedettes lance-missile "Star Boat" de classe Sa'ar 3 rangées sur le Quai de Normandie à Cherbourg-Octeville en septembre 1969. L'armement et les systèmes radios ne sont pas encore installés. 2° Vedette Sa'ar 3 en service au cours des années septantes dans la Marine israélienne.
Les vedettes rapides Sa'ar 3, surnommées "Starboats" par les employés et ouvriers des CMN, jaugent 220 tonnes à vide, et 250 tonnes à pleine charge avec armement complet. Elles mesurent 45 mètres de long et 7.65 mètres de large. Elles sont équipées chacune de 4 moteurs diesel fabriqués en Allemagne de l'Ouest, développant une puissance totale de 12,800 chevaux (9,500 kWatts), ce qui leur assure une vitesse de pointe de 40 noeuds (74 mk/h). D'un système radar Thompson-CSF et de quatre ou six tubes lance-missiles, recevant soit quatre missiles anti-navires américains SGM-84 Harpoon, soit six missiles anti-navires Gabriel II, de fabrication locale israélienne.
Avant même que l'embargo total français ne devienne officiel, les services secrets israéliens prennent connaissance des intentions de Charles de Gaulle. Sans perdre un seul instant, le Chef d'Etat-Major de la marine israélienne ordonne aux équipages israéliens des deux navires en cours d'essai d'appareiller immédiatement de Cherbourg. Arpès avoir obtenu l'autorisation de départ, ces deux navires appareillent donc en toute légalité de l'Arsenal Naval. Lorsqu'il apprend cela, le tout nouveau président de la République en fonction depuis le 20 juin 1969, Georges Pompidou, est furieux et décide de déplacer les cinq vedettes restantes de l'Arsenal Naval, en zone militaire, vers un endroit moins facile d'accès et plus long pour sortir de la rade, au lieu dit "la Darce Transatlantique" sur le Quai de Normandie (Cherbourg-Octeville), un endroit situé dans la zone marchande du port, juste en face de l'immeuble QG des CMN et des fenêtres de bureau de Félix Amiot, au dernier étage. Ce choix, nous le verrons plus tard, sera lourd de conséquences.
La livraison des ces cinq navires étant bloquée, l'Etat hébreu élabore plusieurs scénarios visant à contourner cela. En premier lieu, pour ne pas alerter les autorités françaises, le Représentant de la Marine israélienne à Paris et Chargé des Achats militaires d'Israel, le contre-amiral Mordechai "Mokka" Limon, imagine un plan complexe et ingénieux. Les israéliens font semblant de se désinteresser du sort des vedettes, et créent le 15 octobre 1969 une société fictive panaméenne, une simple boite postale, à Oslo en Norvège, la "Starboat Oil And Shipping" dirigés par Ole Martin Siem, pour tenter d'acheter les navires. C'est Louis Bonté, Directeur des Affaires Internationales à la Délégation Militaire pour l'Armement, qui se charge de la vente. Selon la version officielle, ces navires seraient destinés à ravitailler les plates formes de forage norvégiennes en Mer du Nord. En réalité, Siem est un agent du Mossad et son intention est de remettre les cinq vedettes à Israel dès leur réception. La supercherie de Limon est un franc succès: le gouvernement français, séduit par l'appât du gain, tombe dans le panneau...
En parallèle à cette opération d'intox, Israel assure l'arrivée discrète de 150 "touristes", en fait des marins de la Marine militaire israélienne, à Cherbourg, soit une trentaine d'homme pour chaque navire, et de leurs accueil dans divers hotels de la ville. Fin décembre 1969, les cinq frégates israéliennes, pratiquement construites et terminées, sont rangées bord à bord le long d'un quai, à l'endroit prévu juste devant les fenêtres de bureau d'Amiot, il ne manque plus que l'armement et les systèmes radios et radar Thompson-CSF. Le secret sera gardé pendant plus de quarante ans, mais on sait aujourd'hui qu'Amiot traite et négocie en secret avec Israel pour livrer ces navires. Pour ravitailler en carburant et en vivres les cinq navires sans éveiller de soupçons, les marins achètent dans de nombreux magazins toujours en petite quantité. Le 24 décembre en soirée, les vedettes sont en ordre d'appareiller et ravitaillées pleinement. Sur place, Limon dirige en personne l'opération.
2° Exécution (25-31 décembre 1969).
Dans la soirée du 24 décembre 1969, inquiet de l'état des conditions météo et de la tempête qui fait rage au large de Cherbourg, Limon pense cependant qu'une telle occasion ne se représentera pas. Il donne ses dernières instructions aux équipages israéliens, dirigée par le capitaine Adar Kimche. Ainsi débute la phase d'exécution de l'opération Noah ("Noé" en français). A 2h30 du matin le 25 décembre, Kimche donne l'ordre final de départ, et les cinq vedettes mettent discrètement leur moteur en route, quittant le quai l'une après l'autre. Felix Amiot observe l'appareillage aux jumelles depuis la baie vitrée de son bureau. Alain Corbinel, son bras droit qui a supervisé le chantier et la construction des vedettes, et Mordechai Limon sont sur le quai et assistent également aux manoeuvres. Lorsque les vedettes ont toutes appareillées et s'être assuré pendant une demi-heure qu'aucune ne revienne, les deux personnes regagnent l'Hotel Atlantique, et l'Israélien tend le chèque du montant du contrat (moins l'acompte) au Français: 10 millions de dollars, avant de rentrer à son ambassade à Paris pour faire son rapport.
Carte ci-dessous: 1° Les vedettes rangées bord à bord (2+3) à Cherbourg en décembre 1969. 2° Départ de Cherbourg dans la nuit du 25 décembre.
Le 25 décembre, c'est le Jour de Noel et la plupart des employés et ouvriers des chantiers sont absents. En fait, le départ des navires a été si discrèt que pendant la journée, personne ne s'aperçoit de leur absence. Ce n'est que deux jours plus tard, alors qu'ils ont dépassé le Détroit de Gibraltar et sont entrés en Méditerranée, que la presse locale lance le pavé dans la marre. Dès lors, les médias français puis internationaux vont se déchainer. Le voyage des cinq navires s'effectue sans problème et dans la nuit du 31 décembre vers 23h, ils sont accueillis triomphalement à Haifa.
Carte ci-dessous: trajet suivi par les cinq vedettes israéliennes (25-31 décembre 1969).
3° Répercussions et conséquences.
Le 27 décembre 1969, lorsque le Président de la République française prend connaissance de l'Affaire à la Une de tous les médias français et internationaux, il entre dans une fureur noire. Le gouvernment français est profondément humilié et désappointé. Les réactions du gouvernement ne tardent pas à se fair sentir, et les sanctions tombent: Louis Bonté et le Secrétaire Général de la Défense Nationale, le général Bernard Cazelles, sont limogés. Et tous les Ministres, en particulier Maurice Schumann aux Affaires Etrangères, sont ébranlés. Le "fabuleux" contrat d'armement de la Libye se concrétise. Paradoxalement, la publicité faite autour de l'affaire et son retentissement médiatique favorise énormément les CMN et la Ville de Cherbourg, la société est dopée et ses carnets de commande ne désempliront pas dans les années suivantes.
Le Ministre français de la Défense, Michel Debré, furieux, ordonne que les vedettes israéliennes soient bombardées et coulées, mais le Chef d'Etat-Major de l'Armée de l'Air refuse d'obéir à cet ordre. Ce dernier est limogé. Le Premier Ministre Jacques Chaban-Delmas annule ensuite l'ordre de Débré, pour ne pas jeter de l'huile sur le feu et franchir un pas supplémentaire dans l'escalade entre les deux pays. De son côté, Limon est considéré comme un héros par son pays, est décoré et promu vice-amiral. Il devient après cette affaire le Chef d'Etat-major de la marine israélienne. L'Etat hébreu, après le lâchage de la France, se tourne désormais irrévocablement vers les Etats-Unis pour ses fournitures d'armes et de technologie. Mordechai Limon, qui arrive de toute manière en fin de carrière, est expulsé du territoire français. Au début des années septantes, l'aviation israélienne commence à réceptionner ses premiers A-4 Skyhawk et F-4 Phantom II, pour remplacer ses Dassault Mirage, Mystère et Ouragan.
Photo ci-dessous: conséquences de l'embargo français sur les armes, Israel se tourne irrévocablement vers les Etats-Unis. L'aviation israélienne (Hel'A'Avir) reçoit ses premiers chasseurs McDonnell Douglas F-4E Phantom II en 1971. Ceux-ci s'illustreront par la suite lors de la Guerre du Yom-Kippour.
Vidéo ci-dessous: Documentaire réalisé par France-3 en 2012: "Etranges Affaires: les Vedettes de Cherbourg".
Article modifié le 4 octobre 2019.
Sources principales:
• Cherbourg Project (Wikipedia.org)
• Israel Military Intelligence: the Boats of Cherbourg (Jewish Virtual Library)
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